Japon: une "nation inquiète", mais offensive
Japon: une "nation inquiète", mais offensive
La rencontre entre Shinzo Abe et Xi Jinping, ce week-end en marge du sommet de l'Apec, pourrait marquer un tournant dans les relations tendues entre les deux géants asiatiques. Dans ce domaine aussi, le Japon est à la manœuvre. Preuve d'un dynamisme intact.
Au-delà des arrière-pensées de cette rencontre, la poignée de main entre le chef de l'Etat chinois Xi Jinping et le Premier ministre japonais, Shinzo Abe, a valeur de symbole. Si Pékin n'entend pas relâcher la pression sur son voisin, le geste d'ouverture de Tokyo s'inscrit dans un contexte géopolitique particulier.
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De l'inconvénient d'être l'élément le plus faible d'une relation à trois...
Comme l'explique très Jean-Marie Bouissou dans son article "L'Archipel face au monde", publié dans la revue de géopolitique Conflits actuellement en kiosque, "le monde vu du Japon se compose de trois éléments: une puissance dominante ordonnatrice de la hiérarchie mondiale -hier la Chine, aujourd'hui les États-Unis; les lignes de communication maritime sans lesquelles il ne peut subsister; et les menaces présentes dans son environnement proche. Il s'agit pour Tokyo de trouver la bonne distance dans sa relation avec la première, de garder les secondes ouvertes et de se protéger des troisièmes, à un moment où la mondialisation et la montée en puissance de la Chine replongent les Japonais dans un type d'environnement où ils sont traditionnellement mal à l'aise: un ordre international en mutation".
Partenaire le plus faible d'une relation désormais triangulaire avec la Chine et les États-Unis, le Japon craint donc toujours d'être "piégé ou sacrifié". Si Pékin venait à remettre brutalement en cause le leadership mondial de Washington, l'Archipel serait en première ligne. A contrario, il n'est pas assuré du soutien indéfectible des Américains en cas de confrontation mettant en cause ses intérêts... C'est pourquoi il n'a de cesse de se ménager des marges de manœuvre. En alternant signaux d'indépendance et gages de bonnes volonté, tant aux Américains qu'aux Chinois -ce qui explique la récente poignée de main à Xi Jinping. Mais aussi et dans le même temps, en se rapprochant de "tous les acteurs régionaux qui partagent la crainte d'une Chine devenue puissance prédatrice et la réticence à l'affronter à seule fin de préserver la suprématie américaine" (J.-M. Bouissou). Cibles privilégiées de cette offensive diplomatique nippone : la plupart des pays de l'ASEAN, l'Inde, la Russie et l'Australie.
Il faut en effet garder à l'esprit que le Japon se perçoit comme un archipel entouré d'ennemis (ou au moins de sérieux compétiteurs). Menacé d'encerclement, voire d'étouffement. Au Nord, la Russie, avec laquelle aucun traité de paix n'a encore été signé, en raison du contentieux persistant sur les Kouriles -même si le dégel est à l'ordre du jour. A l'Ouest, la Corée du Nord, du fait de ses menaces nucléaires récurrentes; la Corée du Sud, qui revendique les îles Dokdo (Takeshima en japonais); la Chine bien sûr, avec la lutte pour la possession des îles Diaoyu (Senkaku), la délimitation des ZEE chinoises et japonaises, et l'annonce par Pékin, le 23/11/2013, d'une "zone aérienne d'identification" en mer de Chine orientale, par où transite l'essentiel des routes commerciales japonaises. Au Sud enfin, mais aussi au-delà, loin vers l'Est, les États-Unis. Alliés encombrants dont la présence à Okinawa est certes protectrice, mais dérangeante en raison de ses nuisances locales (bruit, délits et crimes des GI's) et du souvenir de la défaite que cette occupation militaire entretient... Le traumatisme de cette défaite est d'autant plus prégnant qu'il renvoie à l'usage de la bombe atomique -un souvenir douloureux ravivé par l'accident de Fukushima.
Des doutes au rebond?
Quatre ans après Fukushima pourtant, "le Japon reprend le chemin du nucléaire" (Le Monde, 07/11/2014). Preuve de l'exceptionnelle résilience de l'Empire du soleil levant, manifestée à de nombreuses reprises dans le passé, et dont témoigne la vivacité de ses traditions. Preuve aussi de sa volonté d'exister de manière autonome dans le concert international: la décision de réactiver dès que possible les 48 réacteurs nippons à l'arrêt depuis 2011 (sans compter les six saccagés de Fukushima) s'impose pour des motifs essentiellement géopolitiques: l'économie nationale et son autonomie à l'égard de l'approvisionnement en énergie sont mises à mal par l'arrêt des réacteurs du pays. "Avant l'accident de Fukushima, l'énergie nucléaire produisait entre un quart et un tiers de l'électricité du Japon, observe Le Monde. L'archipel, qui jouissait auparavant d'enviables excédents commerciaux, est aujourd'hui la proie de déficits abyssaux creusés par la facture d'hydrocarbures importés, notamment le gaz et le charbon dont les importations ont bondi".
Dans son ouvrage Géopolitique du Japon (Argos, diffusion Puf, 2013), Barthélémy Courmont caractérise le pays comme "une puissance inquiète", contrainte de "se réinventer ou décliner". Les motifs d'inquiétude ou de doute sont nombreux, et généralement connus. La politique économique du gouvernement Abe, il est vrai hétérodoxe vue de Bruxelles ou de Francfort, n'a pas encore produit les résultats escomptés. L'archipel peine toujours à sortir de plus de 20 ans de contre-performance économique. Mais la zone euro peut-elle désormais se vanter de faire mieux ? Et "quand on regarde de près, beaucoup de sociétés japonaises sont en avance sur de nombreuses innovations", relève Jean Jacques Netter pour le site Atlantico.fr ("Le Japon remonte, l'Europe coule, les États-Unis sont tirés d'affaire", 04/11/2014). Pour preuve de cette capacité intacte, source de rebond potentiel à l'avenir: le pays a pris cette année la tête du classement Global Innovator 100, avec 39 entreprises sélectionnées dans la liste des sociétés les plus innovantes, s'offrant le luxe de détrôner les Américains, relégués en deuxième position. Il est vrai que le Japon consacre 3,4 % de son PIB à la R&D, contre 2,8 % pour les Etats-Unis, selon les chiffres de la Banque mondiale pour 2012.
D'ailleurs, Barthélémy Courmont précise que, pour être "inquiète", il s'agit bien d'une "puissance". C'est-à-dire d'un pays qui compte. Quatrième moteur de l'économie mondiale (avec les États-Unis, l'Europe et les BRIC), le Japon se trouve de surcroît au cœur du pivot maritime Asie-Pacifique qui constitue la nouvelle "Frontière" américaine face à la Chine. Donc une région où, certes, les tensions peuvent s'accentuer, mais qui constitue l'échiquier économique et géopolitique principal des prochaines décennies. Or le Japon dispose de pièces maîtresses. Ses capacités d'innovation bien sûr, permises par l'un des systèmes éducatifs les plus performants au monde, et par l'héritage d'un capital financier, industriel et technique accumulé pendant des décennies, qui lui permettent aujourd'hui un positionnement sur des niches parfois étroites, mais stratégiques (robotique, optronique, génie génétique, céramiques, nanotechnologies...). Autres atouts hérités des années fastes: une épargne "qui a permis à l'Etat de s'endetter auprès de ses concitoyens, donc en yens, ce qui change tout", et la transformation des excédents commerciaux du passé en placements à l'extérieur, le pays étant désormais "le premier au monde pour les avoirs nets à l'étranger, qui représentent 62 % de son PIB", rappelle Pascal Gauchon dans Conflits. Ce qui nous conduit à partager son exhortation: "N'enterrez pas le Japon" -il peut encore nous étonner dans un avenir proche!
Pour aller plus loin:
• "N'enterrons pas le Japon!", note d'analyse géopolitique CLES de Grenoble Ecole de Management, n° 144, 13/11/2014 - lien direct sur http://notes-geopolitiques.com
• "Insubmersible Japon", dossier de la revue Conflits, octobre-novembre-décembre 2014
• Géopolitique du Japon: Une île face au monde, par Jean-Marie Bouissou, Puf, coll. Major, 192 p., 25 € (à paraître le 26/11/2014).
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